Hafida, qui est passée de la rue à un trois-étoiles

Hafida, qui est passée de la rue à un trois-étoiles

© Libre de droits

Reportage du journal Le Temps sur l'Hôtel Bel'Espérance qui met ses chambres à disposition des sans-abris.

A Genève, l'hôtel Bel'Espérance a décidé d'ouvrir ses chambres vides à une vingtaine de femmes sans-abris. Une réponse à la crise sanitaire pour cette population à haut risque.

Elle est assise sur un coin de canapé, comme ces élégantes qui patientent dans un salon d’hôtel avant l’heure du souper. Hafida, 42 ans, a posé un voile sur ses cheveux. Elle est native d’Oujda, a quitté le Maroc il y a dix ans de cela. Vivre mieux ailleurs. Elle a travaillé chez des familles de diplomates à Genève, arabes le plus souvent. Ménage, cuisine, garder les enfants. Espoirs puis déboires. Elle a échoué dans la rue.

Ce matin-là, on rencontre une femme qui a retrouvé un peu de dignité. Depuis le 23 mars, Hafida loge au Bel’Espérance, dans la Vieille-Ville, non loin du Collège Calvin. Hôtel trois étoiles qui accueille une vingtaine d’autres femmes sans-abris ainsi qu’une dizaine de mineurs non accompagnés. Les chambres avec téléviseur et salle de bains sont confortables, il y a le wifi, des restaurateurs et des traiteurs livrent des repas midi et soir. «Surtout, nous ne sommes pas obligés de partir le matin, on peut rester toute la journée ici», indique-t-elle.

 

Travailleurs sociaux à la place des réceptionnistes

Lorsque, à la mi-mars, la crise sanitaire a incité Berne à ordonner le confinement pour l’ensemble de la population, la question s’est posée du devenir des personnes sans domicile. A Genève, le Collectif d’associations pour l’urgence sociale (Cause), disposait déjà plusieurs sleep-in dans la ville. Mais dans le contexte du coronavirus, ces lieux ne répondaient pas aux règles de distance sociale. La direction générale de l’Armée du Salut, à Berne, a eu alors la très bonne idée de mettre son unique établissement hôtelier à la disposition de Cause. Le Bel’Espérance, qui en temps normal reçoit une clientèle commerciale et touristique, s’est mué en centre d’hébergement. Du jour au lendemain, des travailleurs sociaux ont remplacé la vingtaine d’employés de l’hôtel, aujourd’hui au chômage technique. Deux agents d’une société de sécurité privée surveillent en permanence les allées et venues. Hafida s’y sent en sécurité. Elle dit avoir enfin un peu d’intimité et juge que le risque d’être contaminé est réduit «parce qu’il y a beaucoup d’espace et peu de monde».

 

Retour à sa première vocation

Cet hôtel a en fait retrouvé sa vocation d’origine puisque entre 1932 et 1991 il était un foyer pour femmes seules, comme en témoigne une enseigne d’époque qui apparaît encore sur l’une des façades. Alain Meuwly, directeur depuis 1995, qui a décroché la troisième étoile, explique: «Lorsque l’établissement est devenu un hôtel, il a été décidé que les bénéfices seraient utilisés pour aider les sans-abris. La clientèle est informée que lorsqu’elle passe une nuit chez nous, elle participe à une action sociale d’entraide.»

 

Réquisitions

Ce type d’hébergement s’est généralisé notamment en France et en Grande-Bretagne pour protéger les personnes sans domicile fixe. A Paris, le Ministère du logement a annoncé l’ouverture de plus de 7800 place supplémentaires dans des hôtels réquisitionnés. Sur l’ensemble de l’Hexagone, ce sont quelque 172 000 personnes qui sont ainsi hébergées. Valérie Spagna, directrice de l’accueil de nuit à l’Armée du Salut et membre de Cause, préconise ces réquisitions: «Certains sans-abris ne peuvent pas vivre dans un lieu bondé prévu pour 250 personnes.» Elle fait référence à la caserne des Vernets, lieu abandonné, que la ville de Genève a réquisitionnée. Le dispositif comprend aussi 30 chambres individuelles réservées aux personnes contaminées ou présentant des symptômes. Médecins sans frontières apporte son soutien sous la forme d’expertise et d’un support logistique.

Hafida explique que des femmes ne peuvent pas se rendre dans des lieux d’hébergement «où il y a trop de monde». «Certaines sont enceintes, d’autres ont été battues», dit-elle. «Une petite structure comme le Bel’Espérance est à taille humaine et permet de garder les distances. Pour l’instant, personne n’est tombé malade, que ce soit chez les personnes accueillies ou chez les collaborateurs», insiste Valérie Spagna. Une bénévole confie: «Elles ont moins de cernes sous les yeux, elles redeviennent coquettes et elles renouent le contact avec des proches grâce à internet.» Le Bel’Espérance, qui initialement devait abriter ces femmes jusqu’au 19 avril, vient de leur proposer de conserver leur chambre un mois supplémentaire.

 

Auteur
Reportage de Christian Lecomte pour le journal Le Temps

Publié le
15.4.2020