« L’aumônerie doit s’exercer dans la liberté. »
« L’aumônerie doit s’exercer dans la liberté. »
Comment la spiritualité chrétienne est-elle vécue au Foyer et Ateliers du Buchseegut ? Rencontre avec les responsables de l’institution.
Début 2018, l’Œuvre sociale de l’Armée du Salut a édité les Lignes directrices pour le travail social chrétien (ci-après : Lignes directrices). Ce document volumineux présente « l’engagement clair de l’Armée du Salut envers sa mission motivée par la foi chrétienne ». Solide sur les plans scientifique et théologique, il traite des valeurs chrétiennes de base ainsi que de leur application dans le travail social. Il thématise également les chances et les risques d’un travail social chrétien, et combine approches théoriques et exemples pratiques. Les Lignes directrices feront l’objet d’une présentation officielle lors de la formation destinée aux cadres de l’Œuvre sociale, en janvier 2019, avant d’être introduites dans l’ensemble des institutions sociales de l’Armée du Salut en Suisse. Depuis le printemps de cette année, les Lignes directrices sont testées au sein du Foyer et des Ateliers du Buchseegut dans le cadre d’un projet-pilote. La Rédaction de l’Armée du Salut s’est entretenue avec Markus Gerber (directeur de l’institution), Claude Gafner (directeur du Foyer) et Silvio Schoch (éducateur et aumônier) sur la spiritualité chrétienne dans le contexte de leur travail social.
Pourquoi a-t-on choisi le Buchseegut pour ce projet-pilote ?
Markus Gerber : Christian Rohrbach, responsable régional des institutions sociales pour la Division Mitte, nous a contactés pour deux raisons : le Buchseegut affiche une certaine taille, et les valeurs chrétiennes de base ont toujours eu leur place dans l’institution.
Qui, dans votre institution, est impliqué dans ce projet ?
Markus Gerber : L’équipe d’éducateurs, car ils sont le plus proche de nos résidents. L’équipe de responsables est également informée de l’évolution. Christian Rohrbach fait le lien avec l’Œuvre sociale et participe aux supervisions. Le projet-pilote est placé sous la direction de Roland Mahler, théologien et psychothérapeute, et de Marc Peterhans, directeur de l’ICP (Institut für Christliche Psychologie).
À quels problèmes les résidents du Buchseegut sont-ils confrontés ?
Claude Gafner : Nos résidents présentent des limites de nature psychique ou cognitive et souffrent souvent de maladies psychiques comme la schizophrénie ou de dépendance, parfois avec des recoupements ou des polytoxicomanies.
Quelle approche votre institution adopte-t-elle pour les valeurs chrétiennes de base, telles que la dignité ou la réconciliation, dans le contexte du travail social ?
Silvio Schoch : La dignité signifie que nos collaborateurs rencontrent les résidents sur un pied d’égalité, qu’ils les prennent au sérieux et qu’ils ne regardent pas seulement leur part malade, mais aussi celle en bonne santé. La réconciliation, c’est apprendre à s’accorder mutuellement le droit à l’erreur et à se traiter d’une manière humaine. En tant qu’aumônier de l’institution, j’ai déjà vu des résidents se réconcilier avec Dieu. Ils m’ont dit un jour : « J’aimerais m’approcher de Dieu, que faut-il faire ? » et « Pouvons-nous prier ensemble ? ». D’autres fois, la réconciliation est très difficile, voire bloquée dans la vie de nos résidents, parce qu’elle concerne leur famille. Nous le respectons.
Claude Gafner : De telles réconciliations sont pourtant possibles. Suite à une brouille, un de nos résidents n’avait plus de contact avec sa sœur depuis des décennies. À la mort de son père, nous l’avons accompagné à l’enterrement, où une voie s’est ouverte pour se réconcilier avec sa sœur. Nous avons pu organiser un entretien entre le frère et sa sœur, dans nos murs, modéré par notre aumônier Silvio Schoch. Pour cela, le moment doit être « mûr ». On ne peut pas forcer une réconciliation, mais si le sujet se cristallise, nous pouvons l’aborder. Quant à la dignité, c’est une valeur que nous nous efforçons également de mettre en pratique. Nos résidents ont souvent tendance à négliger leur tenue. Nous les motivons à soigner un minimum leur apparence, de sorte que personne ne voie de loin qu’ils vivent en marge de la société.
Concrètement, que pouvez-vous faire dans ce sens ?
Claude Gafner : Nous pouvons encourager un résident à enfiler un nouveau t-shirt lorsque sa maladie l’empêche de réaliser que son vêtement est sale. En parallèle, nous attirons son attention sur son armoire remplie d’autres beaux t-shirts ou le complimentons lorsqu’il porte une chemise propre.
Silvio Schoch : Il arrive aussi que nous devions insister pour qu’un résident se change. Par contre, nous devons aussi lui laisser sa liberté : s’il veut se promener ainsi, c’est son droit ! Cela reste un défi ; il faut faire la part des choses et distinguer entre une personne et une situation. S’acharner sur un point délicat, c’est risquer de faire basculer la relation dans une dimension négative. Les petites choses qui dérangent ne valent pas la peine que la relation soit détruite à cause d’elles. La relation est la base de tout. Si la relation va bien, on peut construire beaucoup de choses dessus.
Et l’amour du prochain ? Comment vivez-vous cette valeur ?
Claude Gafner : Un travail social professionnel repose entre autres sur des limites : le lien vient en premier lieu d’un mandat professionnel, qui le distingue d’une relation amicale ou familiale. Que signifie l’amour du prochain dans un contexte professionnel ? Nous sommes d’avis qu’il ne doit pas forcément être reflété dans nos actes, mais surtout dans notre attitude. Est-ce que je perçois le résident comme une personne ou comme un simple client XY ? Est-ce que je réalise que je pourrais, moi aussi, être ce prochain ? Être à la place de ce résident si ma vie avait pris une autre tournure ? L’amour du prochain affûte ma conscience : même professionnelle, notre rencontre est empreinte de cette valeur ; en ce moment même, mon interlocuteur est mon prochain. Une certaine contradiction, qui fait d’ailleurs l’objet de fréquentes discussions au sein de l’équipe, reste toujours en fonction des situations concrètes que nous vivons.
Les éducateurs sont-ils aussi intéressés à intégrer la spiritualité chrétienne dans leur travail avec les résidents ?
Claude Gafner : Chaque éducateur doit savoir jusqu’où il/elle veut et peut aller. Il arrive que le bénéficiaire demande à la personne qui l’accompagne de prier avec lui. Pour certains éducateurs, cela irait trop loin. C’est très individuel. De par leur biographie, tous les éducateurs n’ont pas forcément le même accès à la foi. Même chose pour les résidents. Dans le domaine de la spiritualité, nous couvrons un très large spectre. Si un résident exprime le désir d’en savoir plus sur la foi chrétienne, des collaborateurs formés sont à disposition pour le soutenir dans cette démarche. Ce qui est très utile, c’est que nous proposons une offre spirituelle où nous pouvons aborder des sujets chrétiens.
Quelles sont les offres spirituelles du Buchseegut ?
Silvio Schoch : Une des activités est une soirée de rencontre, toutes les deux semaines. Sur la base du récit des disciples d’Emmaüs, nous avons une fois abordé le thème de la « tache aveugle ». Au quotidien, notre perception personnelle n’est pas forcément la même que la perception des autres, ce qui peut entraîner des conflits. Après avoir préparé une sorte de tableau au sol, avec Jésus, les disciples d’Emmaüs, des montagnes, des moutons, etc., j’ai invité les personnes présentes à deviner de quelle histoire il s’agissait et leur ai demandé ce qu’elles savaient sur les disciples d’Emmaüs. Puis, nous avons visionné un clip vidéo. Dans ce récit, les disciples n’ont pas reconnu Jésus ! J’ai introduit l’expression « tache aveugle », une personne du groupe en a expliqué sa signification et nous avons récolté des exemples personnels tirés de la vie quotidienne. Nous avons ensuite joué à « Devine ce que je vois ». Des événements de ce type doivent être très simples, accessibles à des enfants, sans pour autant être gamins, car proposés dans un contexte adulte. Il me tient aussi à cœur de permettre aux participants de communiquer ensemble. Chacun d’entre eux dispose de très grandes ressources et apporte différentes expériences et visions du monde. Dans cette optique, je demande ce qu’en pensent les autres. Souvent, des avis contraires émergent, et le but est que chacun puisse participer à la discussion et apprenne également à écouter les autres. Nous travaillons toujours de manière très pratique, avec des images, des outils, etc. Une autre offre est la fête du Séder : le Vendredi saint, nous invitons les résidents à un bon souper, servi sur une grande table blanche. Nous suivons les pas de Jésus avant la crucifixion d’une manière empreinte de vécu, de ressenti et de symbolique.
Claudio Gafner : Nos résidents peuvent être dépassés par des formes classiques de spiritualité, alors que la transmission de la foi est plus appropriée lorsqu’elle contient des événements vécus par les sens, car ceux-ci rendent la Bible vivante et accessible pour eux. Il est difficile d’atteindre nos résidents par des cultes traditionnels, que ce soit par leurs mauvaises conditions cognitives ou une incapacité à se concentrer trop longtemps. Notre travail, c’est partir de notre conception de base de la foi chrétienne et essayer de transporter cette thématique de manière à ce que nos résidents puissent l’expérimenter pratiquement.
Y a-t-il, dans votre institution, des éducateurs qui évangélisent dans leur travail ?
Silvio Schoch : Transmettre la foi à des personnes avec des limitations cognitives ou avec une affection schizophrène est une question particulièrement délicate, car de telles personnes risquent de tout mal comprendre. Lorsque nos collaborateurs parlent de la foi, ils parlent d’eux-mêmes, de ce qu’ils vivent personnellement avec Dieu et de leurs propres valeurs chrétiennes, qu’ils ont expérimentées. C’est là que se trouve la frontière avec l’évangélisation : tous nos éducateurs sont d’accord sur le fait qu’il ne faut mettre aucune pression.
Markus Gerber : Une personne présentant ces signes cliniques et pour qui les relations avec autrui sont difficiles aura également de la peine avec une relation au sens spirituel. La question qui se pose également, c’est de définir la différence entre un mandat social tel que nous l’avons et un mandat pastoral confié par l’Église ? Dans les faits, la limite n’est pas toujours très distincte. Une prière d’encouragement ou l’expression de la compassion dans un processus de deuil doivent clairement avoir leur place, mais si un résident veut, dans la prière, thématiser une question de culpabilité ou clarifier sa relation avec Dieu, cela fait partie d’un contexte d’aumônerie. En tant qu’éducateur, j’ai le mandat social d’accompagner la personne. Cela veut aussi dire que je dois imposer certaines mesures ou conséquences. Si je suis en même temps l’aumônier, le mélange peut devenir difficile.
Silvio Schoch : Nos offres chrétiennes sont conçues pour apporter des informations sur Jésus. Ensuite, c’est à Dieu d’agir dans une vie, avant que nous puissions enchaîner. Tout le reste est manipulation. Notre tâche est de transmettre un message chrétien lorsque l’intérêt existe, mais sans l’imposer.
L’intérêt doit donc venir du résident ?
Claude Gafner : Dans une mesure prépondérante, oui. En tant qu’éducateur spécialisé, l’accompagnant doit en premier lieu garantir le bien-être du bénéficiaire : logement, santé, finances, travail, loisirs… La spiritualité fait bien sûr partie de la liste, mais il y a aussi des limites entre ce que l’on fait soi-même et ce que l’on délègue à l’aumônerie, interne ou externe.
Et si un résident préférerait se confier à la personne à laquelle il est habitué, dans l’institution, au lieu d’un pasteur extérieur qu’il ne connaît pas ?
Markus Gerber : Partant du principe que le Saint-Esprit agit dans une personne, nous pouvons croire qu’il continuera d’accompagner cette personne dans le contexte de l’aumônerie. Le processus n’est pas seulement lié à une personne. Ce n’est pas moi, en tant qu’accompagnant, qui apporte le salut. Sinon, ce ne serait plus l’œuvre de Dieu. L’aumônerie doit s’exercer dans la liberté, et la liberté signifie aussi poser des limites.
Certains éducateurs s’opposent-ils à mettre en pratique les Lignes directrices ?
Claude Gafner : Je ne l’ai jamais observé. Ce sont plutôt des craintes qui sont exprimées. Ces craintes sont liées au potentiel d’abus dans la foi, et nous avons dû leur accorder une grande place, au début.
Silvio Schoch : De par leurs parcours de vie, certains collaborateurs voient davantage les aspects difficiles, voire maladifs, liés à la foi chrétienne. D’autres soulignent la perspective de guérison, car ils l’ont vécue personnellement. La plus grande question, c’est : osons-nous ou devons-nous expliquer l’Évangile lorsqu’un résident s’y intéresse ? Et qui ose ou doit le faire ? Notre équipe représente des opinions divergentes sur ce point.
Markus Gerber : Moi aussi, je ne ressens aucune opposition, mais bien des discussions positives. Nos collaborateurs connaissent les valeurs que nous représentons. À chaque entretien d’embauche, je mentionne le domaine de tension dans lequel nous nous trouvons : nous sommes une institution sociale ; nous ne sommes pas une Église ; nous sommes l’Armée du Salut. J’en récolte les fruits dans nos discussions actuelles. En principe, nous pouvons tous nous retrouver dans notre base de valeurs. Dès que la biographie personnelle est impliquée, il doit être possible de discuter différentes options et attitudes.
Qu’est-ce que les réflexions liées aux Lignes directrices ont apporté à l’équipe et à l’institution ?
Markus Gerber : Nous sommes sensibilisés à notre réaction quand des questions spirituelles se posent au quotidien. Cela peut arriver sans préavis, et le sujet peut aussi disparaître très rapidement, par exemple lorsqu’une personne ne peut pas se concentrer sur une longue discussion. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle il est parfois difficile d’adresser un résident à un aumônier externe. Notre offre d’aumônerie interne a donc toute sa raison d’être. Ce que j’apprécie, c’est que ces réflexions ont permis aux personnes qui accompagnement nos résidents de savoir qu’elles ne doivent pas éviter les questions spirituelles mais osent y répondre. Elles savent désormais comment réagir et quand transmettre les questions à quelqu’un d’autre. De plus, il y a encore 2-3 ans, nous n’aurions jamais réussi à discuter comme maintenant, en tant qu’équipe. C’est pour moi un grand bénéfice des lignes directrices : nous avons amélioré notre manière de dialoguer sur ce type de questions.
Claude Gafner : Les discussions liées aux Lignes directrices sont en même temps un processus de groupe : dans une certaine mesure, chaque membre de l’équipe doit se repositionner, on se redécouvre et on se réorganise au sein de l’équipe. On prend conscience de sa mission personnelle et des limites imposées. Ce profit dépasse l’objectif du document.
Auteur
Livia Hofer
Publié le
12.12.2018