Inédit: une Halte de nuit pour sans-abri

Inédit: une Halte de nuit pour sans-abri

Projet pilote à Genève initié par l'Armée du Salut avec la bénédiction de l'Église protestante à démarre le 3 avril.

Une porte qui s’ouvre quand on la pousse d’une main fatiguée, un seuil à franchir pour simplement s’asseoir au chaud, bref un lieu où se poser lorsque la ville dort et que l’on n’a pas de chez-soi pour faire la même chose. Vous connaissez ce genre d’adresse à Genève? Non, paradoxalement, elle n’existe nulle part. Même si notre ville a depuis longtemps mis en réseau sa vocation caritative, étoffant chaque hiver son dispositif d’hébergement pour les plus démunis, elle n’a en revanche rien à proposer, en temps normal, à ces marathoniens de la survie, champions de l’errance nocturne, pour qui l’insécurité n’est pas un sentiment que l’on sonde mais une réalité que l’on subit.

Alors quoi? On se démène pour réaliser dès demain ce qui manquait cruellement hier. Demain, c’est le 3 avril, un mardi, au sortir du long week-end pascal. Jour de fermeture de l’abri des Vollandes, 100 places en moins; soir d’ouverture de la Halte de nuit, première du nom, dans les murs du temple des Pâquis. Pour ceux qui ne connaissent pas encore ce haut lieu de l’accueil inconditionnel, c’est au 49, rue de Berne. Il a déjà son activité diurne, un «espace solidaire» incroyablement animé et chaleureux, enregistrant, sans demander les noms, le passage de plus de 200 personnes par jour; une ruche humaine, faite de bienveillance et de rencontres improbables; un refuge amélioré si l’on préfère, offrant ateliers de français et conseils juridiques depuis maintenant dix ans, avec la bénédiction de l’Église protestante de Genève, propriétaire des murs.

«Des murs que l’on ne peut pas repousser ni ouvrir chaque nuit, faute de ressources humaines et de moyens financiers», explique le coordinateur de cet espace, Francis Hickel. Lui et ses collaborateurs bénévoles en rêvaient, de cette ouverture sept jours sur sept. «Pour moi, c’est une nécessité, insiste-t-il. Beaucoup d’associations ne savent plus accueillir, fixant trop de règles, de barrières, de chicanes administratives aux exclus de la société. Il faut avoir le courage de simplifier, de se montrer disponible, d’assumer un accueil général sans restrictions, pour permettre aux uns et aux autres d’être ce qu’ils sont, avec leurs qualités et leurs problèmes.

» Nécessité partagée. Avec l’Armée du Salut notamment, désireuse de revenir à sa mission première - être là où les autres ne sont pas - tout en croyant dur comme fer à la force collective d’un projet intégrateur qui se réalise à plusieurs. Les chevilles ouvrières de cette Halte à venir dirigent l’Accueil de nuit (ADN) au chemin Galiffe. Ils s’appellent Valérie Spagna et Antoine Beuret. Conviction commune, expérience identique: chaque printemps, à Pâques, l’ADN refuse du monde au portail.

Les 38 lits répartis sur les deux étages du baraquement en bois sont occupés; les dortoirs en sous-sol envoient leurs recalés, des hommes en majorité, des femmes aussi. «Enfin des sans-abri à l’air libre», lâchent-ils d’une même voix. Une voix commune qui ne cherche pas la polémique mais bataille pour la prise en compte d’une réalité sociale - les pauvres parmi les pauvres - dont le grand froid de fin février a révélé l’ampleur: près de 400 personnes réparties en urgence dans cinq constructions différentes de protection civile. Celle de Richemont, située à la route de Frontenex, même en prolongeant jusqu’en juillet comme annoncé sous l’égide la Croix-Rouge - un accueil en dortoirs souterrains pour 50 «grands précaires», ne suffira sans doute pas à réguler cette demande. La Halte de nuit ne prétend pas non plus absorber chaque soir toute la misère du monde.

Ce projet pilote sera réévalué après trois mois d’exploitation. Combien de personnes profiteront de cette tranche nocturne allant de 22 h 30 à 6 h 30? Difficile à dire. Lausanne termine dans quelques jours une expérience comparable - le bien nommé Répit - entamée en janvier (lire ci-dessous). Sa fréquentation moyenne a rapidement atteint 100 personnes et les équipes qui ont œuvré dans cet espace dévolu à la Soupe populaire, dépendant de la Fondation Mère Sofia, n’ont pas ménagé leurs efforts quotidiens. L’inconditionnalité requiert beaucoup de souplesse de la part des travailleurs sociaux.

«On laissera aux gens pour qui ça ne va pas la possibilité de sortir et de revenir plus tard, étant bien entendu que l’on ne pourra pas consommer à l’intérieur, hormis une soupe et une boisson chaude», résument les initiateurs. Limites de ce bas seuil revendiqué dans l’accès pour tous? Le lieu ne sera pas dormant. La place manque pour stocker des matelas, le temps fait défaut pour transformer chaque nuit le temple des Pâquis en hôtel de fortune. Il existe une politique sociale, à l’échelon de la Ville et du Canton, pour cela. À chacun de prendre ses responsabilités, en particulier s’agissant des mineurs non accompagnés et des familles.

Pour l’heure, on se contentera d’un accueil de jour la nuit, en accord avec l’Église protestante, rapide dans sa bénédiction. Son président, Emmanuel Fuchs, se montre enthousiaste: «Nous leur avons confié les clés du temple pour la nuit sans hésiter, déclare-t-il. Il s’agit en l’occurrence d’un engagement social qui se traduit par des actes. Il rejoint la volonté de notre Église d’être présente au cœur de la cité, de manière inconditionnelle, ouverte et sans jugement.»

 

Un observatoire social aux portes ouvertes

À Lausanne, c’est la Municipalité qui finance Le Répit, à hauteur de 135 000 francs. L’un de ses objectifs, outre celui de la mise en sécurité individuelle, visait à «éviter que des groupes ne stagnent autour des structures d’hébergement existantes». À Genève, c’est l’Armée du Salut qui finance seule les six postes que se partageront les huit collaborateurs engagés. Montant: 160 000 francs. Une somme défendue devant sa centrale à Berne par la directrice des institutions romandes de l’Armée du Salut, Agnès Wahli. «Il était important de pouvoir mettre en place une équipe forte en matière d’effectif, souligne-t-elle.

Le pool de veilleurs œuvrant à Lausanne est épuisé par sa tâche. L’engagement est intense auprès de la population concernée. Les retours d’expérience sont essentiels.» Et si demain, on délocalisait cette Halte de nuit ailleurs sur le territoire genevois? Certains professionnels de l’accueil inconditionnel en formulent le souhait à demi-mot. D’autres lieux très sollicités se verraient bien, à l’image du Caré, aux Acacias, élargir leurs horaires.

Ici, dans cette ruche humaine de la Rive gauche, à l’enseigne de Caritas, on pratique depuis longtemps déjà la «Halte de nuit le jour», en mettant à disposition des bénéficiaires jusqu’à 250 personnes chaque matin, un peu moins l’aprèsmidi - un «espace repos», une «siestathèque» comme l’a joliment qualifié l’un d’eux. Le vocabulaire officiel fait défaut - ce n’est pas un hasard pour définir cet «accueil libre». Il y a 1200 précaires sur le territoire genevois pour moins de 100 places de nuit à dater du 3 avril. En laissant la lumière allumée jusqu’à l’aube, la Halte de nuit promet d’éclairer pleinement cette réalité et d’en prendre enfin la mesure. C’est aussi le but avoué du projet à venir au temple des Pâquis. Il fonctionnera comme un observatoire social aux portes toujours ouvertes.

Auteur
Source: Tribune de Genève (31.03.2018)

Publié le
3.4.2018